Les journées étaient longues. Incroyablement longues. Certains passaient le temps en travaillant pour le camp, en lavant le linge, en parlant, en jouant avec des cartes abimées, déchirées, jaunies par le temps et tâchées de sang. D’autres se contentaient de tuer quelques rôdeurs. Pour ma part, fumer une simple cigarette sur le haut d’une colline, à l’abri des regards, me suffisait amplement. Tout le monde savait que je venais ici pour échapper à certaines de mes corvées. Si je n’avais jamais rechigné à brûler le corps d’un de nos compagnons mordus par une de ces bestioles, faire la tambouille pour un camp entier me semblait bien trop compliqué. Je n’étais pas ici pour laisser mon cul sur une chaise, à attendre que les choses se passent. Je ne  voulais pas me rendre utile pour les autres, je voulais simplement avoir l’impression que la vie valait encore le coup d’être vécue. Et cette impression, je ne la ressentais que très rarement depuis quatre ans. Elle arrivait souvent sans prévenir, lorsque mes yeux se posaient sur Ashley et que mon cœur se mettait à accélérer. Elle était notre leadeuse mais à mes yeux, elle était bien plus que cela. Nous étions souvent désaccord. Parfois elle avait tort, parfois j’avais raison. Nous avions toutes les deux la rage de vaincre, l’envie de vivre mais si elle avait encore de l’espoir, moi cela faisait bien longtemps – bien avant tout cela – que je me contentais de survivre.
Assise dans l’herbe légèrement humide, j’observais les silhouettes des immeubles d’Atlanta. Comment étais-je arrivée ici exactement ? Excellente question à laquelle je n’avais pas encore trouvé de réponse. J’avais simplement suivi mon groupe, criant et rechignant parfois lorsque l’on restait inactif trop longtemps. Voilà plusieurs semaines que nous étions dans ce camp provisoire à manger des champignons étranges et des cadavres d’écureuil. Pour ma part, je ne mangeais que très rarement, que lorsque la faim venait titiller mon estomac ou qu’Ashley me forçait à le faire, comme si elle semblait soucieuse de mon état. Je n’étais qu’une arme, comme bien d’autres. Et si je voyais les choses de cette façon, j’étais probablement la seule. Pour eux, nous avions encore une chance de survivre à toute cette merde. Ils en étaient persuadés. Moi, j’avais simplement oublié ma vie d’avant, qui ne valait pas le coup et je m’étais concentrée sur celle présente. Je n’avais que ça à faire de toute façon. J’observais ma montre, me demandant bien comme elle pouvait encore marcher après quatre ans. Malgré quelques disfonctionnements, elle tenait le coup. Je l’avais volé sur le corps d’un gardien de prison mort et je n’en avais jamais eu honte. Il était presque treize heures et j’avais rendez-vous avec Ashley, à la sortie du camp. Nous devions aller chercher des provisions, certains étant lassés de l’écureuil grillé. Finalement, je me levais, mettant mon sac sur mes épaules, rangeant mon arme dans mon dos, me dirigeant vers l’entrée du camp.
Lorsque je vis Ashley arriver, j’allumais ma cigarette, observant la jolie rousse se déplacer vers moi, l’air déterminée et décidé. Je ne comprenais pas exactement pourquoi moi et pas un autre. Pourquoi seulement nous deux alors qu’Atlanta semblait être l’endroit le plus infesté. Je passais une main dans mes cheveux, croisant les bras, rajustant mon pantalon en cuir, déchiré d’à peu près partout.
« Williams, t’es en retard. »  Balançais-je, sans un sourire. Je riais, intérieurement. Mais sourire était devenu difficile pour moi. Alors que j’entendais souvent le groupe entier rire, je me contentais simplement d’esquisser un sourire moqueur avant de rentrer dans ma tente. « Pas certaine qu’on trouve quelque chose à Atlanta, tu sais. J’ai entendu des coups de feu y’a quelques jours. »
Elle allait probablement me dire qu'il ne fallait pas perdre espoir et j'allais probablement décéder de rire intérieurement. Je tirais sur ma sèche, soufflant la fumée, l’observant s’envoler dans les airs. Elle allait probablement me poser des questions. J’étais celle que personne ne connaissait, celle que tout le monde côtoyait depuis quatre ans, sans comprendre qui j’étais. J’effrayais même de nouveaux membres. Je craquais ma nuque, regardant si j’avais bien ma dague. Ouais, valait mieux être préparée.

Je n’avais aucune idée de qui j’étais. A vrai dire, je ne m’étais jamais vraiment posée la question. Tout était si abstrait à mes yeux. L’amour, l’amitié, le sens de la famille. L’honnêteté, le courage, tenir à quelqu’un et protéger cette personne quoi qu’il puisse arrive. Je ne connaissais pas ça. Je n’avais jamais voulu le connaître. Et c’était probablement à cause de ma fugue, de mon père, de toutes ces conneries qui s’étaient passées dans ma putain de vie. Mais je n’avais jamais blâmé qui que ce soit d’autre que moi dans cette histoire. J’étais peut-être trop… moi pour être réellement apprécié par mes pairs. Depuis quatre longues années, je survivais dans ce groupe. J’avais vu des personnes arriver, d’autres se séparer de nous, certains étaient mort devant mes yeux, la cervelle bouffée par un rôdeur. Et ça ne m’avait jamais fait ni chaud ni froid. Je ne m’étais attachée à personne. Je ne faisais attention à personne. Les gosses, je les évitais le plus possible, ils me rappelaient bien trop ma sœur cadette. Et les adultes, ils m’insupportaient. Ils me regardaient la plupart du temps comme si j’étais l’intruse alors que j’étais dans ce groupe depuis que l’humanité avait mis les pieds dans sa propre merde. J’étais là depuis le début mais personne ne savait qui j’étais vraiment. Et c’était tant mieux.
Je cultivais cette part de mystère, simplement pour avoir l’impression de garder un certain contrôle sur ma vie, malgré tout ce qu’il se passe en-dehors. C’était mieux pour moi, et c’était surtout mieux pour les autres. Ils n’avaient pas à savoir que j’avais assassiné mon père de sang-froid, que j’étais une toxico, une droguée, une putain d’alcoolique dégénérée. Enfin, c’est probablement ainsi que la moitié d’entre eux me qualifierait s’ils venaient à apprendre mes travers, mes torts et mes vices. Je n’étais pas parfaite. Mais comment pouvait-on me reprocher mon passé dans un présent sans avenir ? C’était la question que je me posais le plus souvent. Surtout lorsque je venais à poser mes yeux sur la jolie rousse qui s’était improvisée chef. Elle avait un certain charisme mais parfois, elles prenaient les mauvaises décisions, ses choix puaient l’incertitude. Mais qui pouvait vraiment avoir la certitude de quoi que ce soit, entre deux zombis à tuer pour survivre ? Personne. Pas même moi. Pas même plus intelligent, pas même le plus grand géni. Sur cette terre, il ne restait plus que des gens simples et prêts à tout pour survivre. Mais au fond, le problème principal n’était pas les rôdeurs mais les humains auxquels nous avions parfois à rencontrer sur notre chemin. Les humains, c’était la pire chose au monde. Ils étaient dotés d’intelligence mais étaient incapables de s’en servir.
« On a pas tous la chance de n’avoir rien à faire, Morgan. »  Je haussais les épaules, préférant ignorer sa remarque. J’étais aussi utile que je le pouvais. « Bon, dès qu’on est en ville, on passe en mode silencieux. Dès qu’on arrive en ville, on évite les grosses rues, et on va aussi loin qu’on peut en voiture. Si on peut plus avancer avec, on va essayer de passer par les toits tant qu’on peut. On verra bien, si on trouve ne serait-ce qu’un peu ça sera déjà ça. Danny nous a préparé la voiture. Tu es prête ? »
Je soupirais bruyamment, haussant les épaules. Qui pouvait être prêt à risquer sa vie pour des gosses, des personnes âgées, et des crétins ? Elle, probablement. Mais pas moi. Seulement, je n’avais pas le choix. Le manque de nourriture n’avait jamais été un problème pour moi. A vrai dire, c’était le meilleur des régimes que de sauter des repas. Je fermais les yeux un instant pour chasser cette idée de ma tête. Non, je ne devais pas repenser à ça. Pas maintenant. Sans dire un seul mot, je me dirigeais jusque la voiture, m’asseyant à la place du passager. Lorsqu’elle vint me rejoindre et que la voiture se mit à rouler en direction d’Atlanta, je soupirais.
« Pourquoi tu me prends pour une imbécile ? » Demandais-je, esquissant un sourire un peu provocateur. « Je veux dire, il faudrait être stupide pour emprunter les grosses rues, de faire du bruit, de ne pas peser à passer par les toits… Je ne suis pas conne, Ashley. Je fais ça depuis quatre ans, comme toi. Et avant de te rencontrer, au début de l’épidémie, je le faisais seule. Je suis probablement celle qui l’a fait le plus souvent. Alors ne m’apprends pas… mon métier, si on peut appeler ça comme ça. » Je croisais les jambes. « Je suis pas stupide. Personne ne l’est. Je sais que t’es la chef de ce groupe mais arrête de me donner des indications aussi ridicules. J’ai l’impression que tu me prends pour une idiote. »
Je savais qu’elle me reprochait d’être mystérieuse. Je le savais. Et c’était probablement pour cette raison qu’elle exigeait énormément de moi. Pouvais-je lui en vouloir ? Je n’en savais rien. Mais je n’avais pas envie de me dévoiler à une ancienne pop-star qui ne connaissait rien de la misère si ce n’est l’aspect médiatique. Mes yeux se posèrent un instant sur mon sac puis sur le sien qui se trouvait sur ses cuisses. Je détournais le regard vers la fenêtre, les joues légèrement rosies. Je la haïssais probablement autant que je l’aimais.